Une soirée historique !
Plus de 120 ans après leur dernière exécution à Amsterdam, les monumentaux Gurrelieder ont créé l’événement en février 2024 sous la baguette experte de Riccardo Chailly, avec un RCO dans son élément et un beau quoique inégal plateau vocal.
Crédit photographique : Simon van Boxtel
L’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam, dirigé par Riccardo Chailly, a offert une performance magistrale des Gurrelieder de Schönberg en février 2024, marquant un événement historique après 123 ans d’absence. La dernière représentation de cette œuvre colossale, connue pour sa complexité, date de mars 1921 sous la direction de Schönberg lui-même. Ce concert coïncidait avec le 150e anniversaire de la naissance du compositeur, réunissant des solistes de renom et les chœurs de la Radio bavaroise. Les Gurrelieder, une œuvre post-romantique en trois parties, évoquent une légende médiévale danoise. L’interprétation de Chailly a été saluée pour sa précision et sa profondeur. Une grande soirée !
"La musique s'arrête là où commence le pouvoir des mots" (Wagner)
L’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam, dirigé par Riccardo Chailly, a offert une performance magistrale des Gurrelieder de Schönberg en ce début de février 2024. C’est un événement historique après 123 ans d’absence de cette œuvre exceptionnelle. Ni Mengelberg, ni Haitink, ni Jansons n’avaient dirigé cette œuvre colossale au cours de leurs mandats respectifs: pas un enregistrement, ni un concert ! En mars 1921, c’était le compositeur lui-même qui était au pupitre, lors de sa création amstellodamoise.
Franz Schreker avait dirigé la première à Vienne le 23 février 1913. À cette époque, Schönberg était désillusionné par le style et le caractère de la pièce et même indifférent à son accueil positif, disant : « J’étais plutôt indifférent, voire un peu en colère. Je prévoyais que ce succès n’aurait aucune influence sur le destin de mes œuvres ultérieures ». Il tempéra son jugement par la suite dans une lettre à Kandinsky : « Je ne méprise certainement pas cette œuvre, comme le supposent toujours les journalistes. Car bien que j’aie beaucoup évolué depuis cette époque, je ne me suis pas amélioré, mais mon style s’est simplement amélioré … Je considère qu’il est important que les gens croient aux éléments de cette œuvre que j’ai conservés par la suite. »
Inutile de dire que la renaissance – voire la résurrection – de ces Gurrelieder en ce début de février 2024 revêtait un caractère tout simplement historique. Certes, l’œuvre a la réputation d’être très difficile, elle réclame un orchestre au-delà de tout éloge, des chanteurs exceptionnels, un effectif choral imposant, mais elle n’est pas injouable. L’événement coïncide avec le 150e anniversaire de la naissance du compositeur et réunit un plateau vocal luxueux : Andreas Schager, Camilla Nylund, Ekaterina Semenchuk, entre autres, les chœurs de la Radio bavaroise, dirigés par Riccardo Chailly, conductor emeritus, visiblement ému de retrouver l’orchestre dont il fut le chef principal entre 1988 et 2004 et qui signa au disque une référence presque absolue. L’événement historique allait-il marquer aussi l’histoire de l’interprétation de l’œuvre ? Les attentes furent dépassées, comme on en jugera.
Les Gurrelieder (Chants de Gurre) forment un oratorio en trois parties, interprété par cinq solistes vocaux, un narrateur, trois chœurs et un grand orchestre. Cette œuvre, initialement commencée comme un cycle de lieder pour soprano, ténor et piano, fut composée par le compositeur alors autrichien entre 1900 et 1903. Après une pause, Schönberg reprit l’orchestration en 1910 et l’acheva en novembre 1911. L’œuvre met en musique le cycle de poèmes Gurresange du romancier danois Jens Peter Jacobsen (traduit du danois en allemand par Robert Franz Arnold). Le château de Gurre, situé au Danemark, et ses environs servent de décor à l’intrigue, qui s’articule autour d’une tragédie amoureuse médiévale décrite dans les poèmes de Jacobsen. L’histoire raconte la légende de l’amour du roi Valdemar Atterdag (Valdemar IV, 1320-1375, en allemand Waldemar) pour sa maîtresse Tove, et de son assassinat par l’épouse jalouse de Valdemar, la reine Helvig de Schleswig — une légende qui, historiquement, serait plutôt liée à son ancêtre Valdemar I.
Schönberg retient l’essentiel de la légende en trois parties, inégales : la première, prolongement du chromatisme tristanien, duo d’amour entre Waldemar et Tove, puis l’annonce de la mort de Tove, assassinée par l’épouse de Waldemar, la deuxième partie, lamentation de Waldemar, puis la troisième, où Waldemar, après avoir succombé au désespoir et au sacrilège, est voué à une quête fantôme sans fin, avant une évocation du réveil de la nature. La composition reflète cette chevauchée effrénée et l’angoisse qu’elle suscite, avec des moments de puissance brute comme le vent d’été qui balaie tout sur son passage. Cependant, Schönberg tisse un fil d’espoir à travers ces scènes sombres qui culminent dans un apaisement où la nature elle-même semble guérir et renaître, catharsis ultime de l’humanité elle-même.
Les Gurrelieder sont généralement considérés comme l’œuvre tonale la plus importante du compositeur, aux côtés de la Nuit transfigurée (Verklärte Nacht) ; elle est souvent qualifiée de « post-romantique », « lyrique », « ampoulée », à même de plaire au public viennois de 1913, mais elle comporte des éléments ambigus, des expérimentations et des audaces qu’il faut souligner, autant d’éléments fascinants qui évoluent entre la première et la dernière partie, créant une forme de transition directe vers l’atonalité, en suivant de manière frappante le cheminement poursuivi par Kandinsky en peinture à la même époque. Cette œuvre, véritable laboratoire d’un nouveau style musical, fut pleinement mise en lumière par l’illustre phalange d’Amsterdam. Il sera difficile de rendre hommage ici de manière exhaustive à ce concert, tant les merveilleux moments succédaient aux miracles et aux sortilèges enjôleurs d’une partition luxuriante.
Le prélude, très debussyste et ravélien (on navigue entre La Mer et le lever de l’aube de Daphnis et Chloé, symboliste, et non impressionniste comme on le croit souvent à tort), est un miroitement, un poudroiement d’étincelles lumineuses distillées par des cordes déjà en lévitation, qui émergent d’un orchestre dont on pressent l’absence de limitations techniques et l’infinie poésie. Émergent çà et là des accents de la Seejungfrau (La Petite Sirène) de Zemlinsky, maître de Schönberg, dans leur sinuosité viennoise sirupeuse caractéristique, mais déjà nous nous sentons guidés vers un autre monde musical, par un orchestre dont l’onctuosité et la sensualité sont à se damner. On songe aux paroles prononcées par la soprano dans le Quatuor à cordes n°2 du même Schönberg, qui mettent en musique les mots de Stefan George : « Je sens l’air d’autres planètes, le sol se dérobe, je passe au-dessus du dernier nuage » : dans ce voyage aux portes du surnaturel, cette ascension déstabilisante vers une harmonie des sphères inouïe, l’orchestre, en apesanteur, offre une odyssée sonore kaléidoscopique parée de couleurs indescriptibles, aux dimensions musicales inexplorées, où l’expression franchit les frontières de l’inconnu pour toucher à l’ineffable. Le ton est donné : la soirée allait être mémorable.
Le duo d’amour qui suit le prélude renvoie autant au Mahler du Klagende Lied qu’aux suffocantes moiteurs tristaniennes. Andreas Schager (Waldemar), rompu à cette œuvre, chante avec conviction et endurance, avec une voix parfois un peu forcée dans les aigus. Sa couleur rappelle Jon Vickers pour la vaillance, et René Kollo pour le timbre. Il a la tessiture indéniable du Heldentenor spécifique requis, entre le Tristan de Wagner et l’Empereur de La Femme sans ombre de Strauss. Camilla Nylund (Tove) semble plus en retrait, mais elle délivre une prestation vocale des plus honorables, avec un paroxysme orgasmique notable au moment d’évoquer le baiser des amants ; il est toutefois un peu dommage que les deux chanteurs aient été séparés par le pupitre, car cette première partie des Gurrelieder doit exprimer la passion, la montée du désir, presque par vagues, c’est un long chant d’amour, voluptueux, aux embruns passionnés, des couleurs orchestrales qui relèvent évidemment du chromatisme wagnérien mais avec une écriture encore plus raffinée, straussienne, mais que n’aurait pas désavouée un certain Puccini pour le finale inachevé de Turandot. On perçoit l’empreinte indéniable de Gustav Mahler et Richard Strauss, avec une palette post-romantique et une structure tonale affirmée. La composition s’aventure dans les méandres chromatiques et les nappes harmoniques qui se métamorphosent subtilement, en réponse à la richesse des couleurs instrumentales. Cordes et vents sont tout simplement magiques.
Le génie de la direction de Riccardo Chailly est palpable à chaque instant, tant il réussit la quadrature du cercle dans une œuvre aussi complexe : l’analyse, la révélation des détails de la partition, dans ses moindres inflexions, avec une attention accordée à chaque pupitre, et l’esprit, l’intelligence, la hauteur de vue, et une vision : en cela, il rappelle tant Abbado… Nous sommes loin, très loin des poncifs qui entourent parfois cette œuvre qualifiée de « démesurée », « gigantesque ». Non : c’est une synthèse musicale tout autant qu’une expérience synesthésique, celle-là même dont parle Baudelaire, l’aboutissement de la Gesamtkunstwerk rêvée par Wagner. Après un tel sommet, l’intervention d’Ekaterina Semenchuk en Waldtaube (la Tourterelle des bois, évoquant la mort de Tove), est sardonique et grinçante à souhait, avec des graves maîtrisés et une profondeur pleinement incarnée. Sa déclamation tragique, sans artifice ni affectation, sombre, sobre et puissante, aux inflexions éminemment expressives, aura marqué, entre autres moments, cette soirée. C’est là que peu à peu la musique devient plus inquiétante, en fin de première partie, annonçant les nouvelles voies de l’avenir : Chailly marque avec une scrupuleuse attention les reliefs angoissés d’une musique qui semble marquer le délitement de la raison en de vénéneuses sonorités. La deuxième partie, très brève, chant déchirant de Waldemar réagissant à la mort de Tove, est un modèle de tenue vocale autant que d’émotion : Andreas Schager est idéal, on le sent parfaitement rompu aux rôles wagnériens, et son interprétation est profondément sensible, incarnée et juste.
Porté par de très funèbres tubas wagnériens (échos très perceptibles de la Walkyrie autant que du Crépuscule !), le prélude de la troisième partie, est passionnant à plus d’un titre : l’orchestre, toujours aussi parfait, évoque le réveil des spectres qui se lancent bientôt dans une course à l’abîme, souvenir de Berlioz, dans ses fantomatiques aspérités. Rien de lourd, tout est fin, ciselé. La tonalité se délite, à l’image de l’univers psychique de Waldemar, égaré dans une course tragique. Wolfgang Koch, basse, en paysan, est idéal, dans son évocation grinçante du réveil des esprits. Il est frappant de constater la symbolique à l’œuvre dans ce passage : ces revenants sont à prendre au sens métaphorique, ce qu’indique la direction de Riccardo Chailly : cette musique est en effet littéralement hantée par les spectres d’un riche mais encombrant passé musical, ils reviennent, chassent, grincent et virevoltent dans l’esprit du compositeur, qui finit par les enterrer pour affirmer son style propre. L’intervention des Chœurs de la Radio bavaroise est spectaculaire : puissance, diction, souffle épique, poésie, tout est parfait, saisissant. Le bouffon Klaus, porté par un Wolfgang Ablinger-Sperrhacke lui aussi très investi, commentant avec un cynisme goguenard, qui n’est pas sans évoquer Mime, la folie du roi, annonçant les égarements d’ Erwartung, dans une musique qui parvient à explorer les limites de la raison, aux frontières de la tonalité. Quelle force dans les paroles du chœur chantant « Die Zeit ist um ! », toujours dans une optique métamusicale, comme si le compositeur commentait lui-même, à la fois résolu et effrayé, sa nouvelle création, son nouveau langage, telles les formes expressionnistes non figuratives de Kandinsky nageant dans l’espace d’une toile sonore aux dimensions de l’Univers.
L’intervention finale du Récitant et la fin de l’œuvre (« La chasse infernale du vent d’été ») représentent à n’en pas douter l’acmé de cette mémorable soirée : Robert Hall s’acquitte fort honorablement de ce passage, généralement confié à des vétérans de la Wagnérie (on se souvient encore de Franz Masura, 92 ans, en 2016, avec Philippe Jordan), même s’il est parfois légèrement recouvert par l’orchestre, pour dépeindre cette nature qui se réveille, travaillée par une sève qui ne demande qu’à jaillir : impossible de ne pas songer encore aux audaces musicales de Schönberg quand le Récitant dit : « Sieh ! nun ist auch das vorbei » (« voyez, ça aussi, c’est le passé ! ») Les flûtes miraculeuses de transparence créent un tableau fouillé, précis, qui rappelle les études naturalistes de Dürer autant que les teintes cristallines du Ravel de L’Enfant et les Sortilèges, c’est un frôlement dans les herbes, un monde sonore fourmillant de détails granuleux de silice, des dysharmonies esthétiques, qui charment, et fascinent l’auditeur, plongé à l’aube d’un nouveau continent musical. Nous entendons vraiment du « Sprechgesang », très maîtrisé, où défilent insectes, araignées, grenouilles, papillons, tout un monde proche et lointain, relié au vent d’été salvateur et vivifiant, suggéré par des violoncelles suffocants de beauté. Quand explose le chœur final « Seht die Sonne farbenfroh am Himmelssaum », nous touchons à l’ineffable, dans une conclusion fervente, où les chanteurs, le chef et les musiciens semblent transfigurés par l’égrégore mystique, apothéose qui ouvre désormais la voie à toutes les révolutions artistiques du XXe siècle, illumination en forme de triomphe apollinien, victoire optimiste, où l’art, une fois de plus, l’emporte sur les ombres.
Après une telle exécution triomphale, nous ne pouvons que songer, avec émotion, au choc éprouvé par les auditeurs au sein de même temple de la musique amstellodamois en 1923 : une œuvre révolutionnaire fascinante, tel un nouvel idéal artistique, qui pourrait tout entier être contenue dans le titre sublime de la toile de Giovanni Segantini qui influença le Quatuor de Schönberg de 1905 : « Werden – Sein – Vergehen » (Devenir – Être – Disparaître), un symbole de transition où l’ancien cède la place au nouveau dans un cycle éternel de création et de transformation, éclairé par un nouveau soleil triomphant, l’aube nouvelle succédant au Crépuscule des dieux : une nouvelle musique était née. Chez les Celtes, « Imbolc », était une fête qui marquait la célébration du retour de la lumière, l’espérance des premiers rayons d’un soleil régénéré et vivifiant : nul hasard si, en ce début du mois de février, Riccardo Chailly, sa prestigieuse phalange et ses chœurs surhumains étaient réunis pour célébrer cet autre sacre du printemps.