Debussy, Stravinsky, Sibelius : trois esthétiques, trois exigences. Entre la fluidité orchestrale du Clair de Lune, la tension tellurique du Sacre et l’introspection du Concerto pour violon, la soirée est marquée par la présence de Midori, immense figure du violon, dont l’interprétation de Sibelius est attendue comme un moment phare du concert.
PROGRAMME :
Claude Debussy / André Caplet – Clair de Lune (arrangement pour orchestre)
Igor Stravinski – Le Sacre du Printemps
Jean Sibelius – Concerto pour violon et orchestre en Ré mineur, Op. 47
En prélude à sa tournée espagnole, l’Orchestre de la Suisse Romande se produit au Victoria Hall de Genève, le 5 février 2025, aux côtés de la violoniste Midori, avec un programme exigeant. Debussy, Stravinski, Sibelius : trois visions du son, trois explorations du timbre et du rythme. Une soirée faite d’influences et de confluences.
L'estampe debussyste
Ce Clair de Lune peut être entendu comme le pendant serein de La Mer. Le violon solo trace une ligne épurée, une esquisse d’une finesse absolue. Le trait ne tremble pas, ne cherche pas l’effet, il se pose avec justesse. Jonathan Nott met en valeur les pupitres, sans jamais diluer la structure. Les bois apportent des ombres légères, les cordes soutiennent sans alourdir. L’ensemble joue sur les transparences et les respirations et trouve l’équilibre exact entre fluidité et architecture sonore. Tout est affaire de légèreté contrôlée. Rien ne pèse, rien ne s’efface. Le chef donne de l’espace sans perdre la ligne, évite tout maniérisme et privilégie la netteté du geste. Un moment suspendu, une interprétation qui refuse la facilité et restitue l’épure sans la froideur, la douceur sans mollesse. Le charme d’une estampe verlainienne, les lumières des ciels d’Horace Vernet.
Le Sacre du printemps : un primitivisme sculpté, un héritage assumé
L’entrée du basson solo, légèrement en retrait dans son placement rythmique et sa justesse, laisse entrevoir un instant de fragilité, vite rattrapé par la cohésion orchestrale. Les bois tissent une trame mouvante, d’abord diffuse, qui gagne en intensité à chaque ajout instrumental.
Dès ces premières mesures, Jonathan Nott propose une vision fluide et tendue à la fois. L’héritage français reste omniprésent, notamment dans la gestion du timbre et des transitions harmoniques. Là où certains chefs durcissent le trait, Nott privilégie la respiration, la souplesse du phrasé.
Les appuis rythmiques ne sont jamais statiques : chaque motif s’intègre dans une dynamique plus large, un flux sonore qui absorbe les tensions sans jamais figer la pulsation. L’orchestre avance par paliers successifs, en laissant toujours un espace pour l’expansion du son.
Dans cette section, certains chefs privilégient une approche frontale, brutale, qui met en avant le choc rythmique au détriment des articulations fines. Jonathan Nott prend un parti différent : les attaques sont nettes, incisives, mais jamais écrasantes. L’énergie ne vient pas d’un impact percussif pur, mais d’un travail de superposition des strates rythmiques.
Les cordes ne se contentent pas de marteler, elles tissent une trame mouvante et chaque sforzando s’intègre à une dynamique plus large. L’écriture heurtée de Stravinski, souvent réduite à un effet primitif, retrouve ici sa complexité interne. L’approche rappelle les principes de coloration orchestrale chers à Rimsky-Korsakov : les variations de timbre et de texture importent autant que la force brute de l’impact rythmique.
Dans le « Jeu du Rapt », l’influence de Moussorgski devient éclatante. Les percussions ne sont pas martelées, elles sont sculptées dans l’espace orchestral, avec un jeu sur les résonances qui rappelle l’écriture chorale de Boris Godounov. Les cordes n’écrasent pas les lignes des bois : elles créent une pulsation flottante, un équilibre fragile entre tension et suspension.
Dans la « Danse de la Terre », l’orchestre atteint une puissance phénoménale, mais sans jamais sombrer dans l’excès. Les violons, poussés à l’extrême de leurs capacités, ne se dispersent pas dans un chaos incontrôlé. La main gauche du chef impose toujours une lisibilité exemplaire et une élégance, et chaque accent dynamique s’inscrit dans une progression implacable.
Les cuivres, projetés dans l’espace sonore avec une précision chirurgicale, ne saturent jamais la masse orchestrale. Chaque pupitre reste distinct, chaque impact trouve son écho dans les plans harmoniques sous-jacents.
Dans la seconde partie, la structure évolue. L’orchestre ne joue plus sur la motricité brute, mais sur une montée en tension progressive, une architecture sonore en expansion continue. Les bois ne s’effacent pas, ils prennent une place essentielle, en réintroduisant des éléments d’incantation archaïque. Le « Cercle mystérieux des adolescentes » devient un véritable psaume orchestral, une litanie harmonique où l’héritage moussorgskien réapparaît sous une autre forme. Les percussions, loin d’un martèlement indistinct, créent des zones de suspension, un espace où la tension ne se relâche jamais complètement.
Dans la « Danse Sacrale », c’est une libération mesurée, une montée inexorable dans une structure d’une lisibilité parfaite. La fin ne se jette pas dans le chaos, elle s’accomplit avec une nécessité tragique, une logique implacable qui évite tout effet gratuit. Jonathan Nott ne cherche pas à impressionner par la force brute. Sa direction ne pousse pas l’orchestre dans une violence exacerbée, mais sculpte un son qui redonne à Stravinski toute sa complexité harmonique et orchestrale. Une vraie leçon d’intelligence musicale.

Le Concerto pour violon : l'apothéose de la danse
Dès les premières mesures, tout est dit : Midori impose un ton, une sonorité, pleine, chaleureuse, veloutée. L’orchestre se fond dans la masse sonore de la violoniste, absorbe ses inflexions, sculpte un écrin mouvant, toujours en tension. Les cordes graves déploient une couleur boisée d’une profondeur rare, une sonorité pleine : chaque note semble peser son poids exact dans la construction de la phrase. Midori ne cherche pas l’effet. L’archet creuse la matière, s’ancre dans la résonance du violon sans jamais relâcher la tension. Les graves résonnent avec une intensité contenue, les attaques sont précises, mordantes, sans dureté. Dans les ascensions, la justesse reste irréprochable, le passage du grave à l’aigu s’effectue avec une souplesse qui rappelle la fluidité d’un legato parfait. Le son garde son épaisseur, même dans les registres les plus élevés. Cette capacité à maintenir une sonorité égale sur toute la tessiture, sans rupture, sans perte de consistance, place Midori parmi les grandes interprètes de l’œuvre. Dans cette lecture, on est loin des interprétations plus charnelles d’Oïstrakh, plus virtuoses d’Hilary Hahn ou de la jeune Maria Dueñas, qui s’est récemment imposée dans ce répertoire, en privilégiant une approche plus spontanée, juvénile, et dramatique. Midori, au contraire, construit une architecture sonore, une clarté qui ne sacrifie rien à l’émotion. L’orchestre s’adapte à cette conception : jamais trop présent, jamais effacé, il sait se placer en retrait lorsque le violon impose son chant, puis resurgir pour relancer la dynamique. Dans les moments où le soliste et l’orchestre s’entrelacent, la fusion atteint une perfection rarement entendue.
Dans l’Adagio, les clarinettes ouvrent le mouvement, comme un appel suspendu. Les résonances rappellent déjà la Cinquième Symphonie, écho futur du vol de cygnes. Midori laisse chanter des lignes qui semblent s’étirer au-delà du temps. Le vibrato, mesuré, ne vient jamais troubler la pureté de l’émission. Chaque note est posée avec une précision absolue, sans la moindre surcharge expressive. Les passages dans le registre médium conservent une chaleur presque vocale, tandis que les aigus atteignent une transparence irréelle. L’orchestre devient alors écrin mouvant, jamais figé et les pizzicati, les tenues des vents et les timbres feutrés des cuivres créent un espace flottant, une sorte de halo sonore autour du soliste. L’équilibre entre soliste et orchestre est remarquable. Trop souvent, ce mouvement souffre d’un accompagnement soit trop dense, soit trop distant. Ici, chaque élément trouve sa place, sans écraser le violon, sans l’isoler non plus. La fin du mouvement mérite une mention particulière : ce triple piano final, d’une grâce aérienne, touche à une forme d’idéal sonore. Midori, maîtresse absolue du contrôle dynamique, réussit à faire vibrer l’espace sur un fil invisible. Rien n’est appuyé, rien n’est forcé, tout est tenu dans un équilibre d’une délicatesse infinie.
Le troisième mouvement s’ouvre sur un élan rythmique qui ne faiblira jamais. Midori aborde ce finale avec une légèreté féline, une souplesse dans l’attaque qui lui permet d’insuffler un dynamisme perpétuel, sans raideur. Les sauts d’intervalle, exigeants dans ce concerto, sont exécutés avec une précision redoutable. Le spiccato, ciselé à la perfection, ne perd jamais en intensité, même dans les passages les plus véloces. Le détaché reste ferme, net, sans jamais heurter la ligne générale. Dans les aigus, on atteint une pureté sonore qui évoque les plus grandes versions. On pense aux éclats de Heifetz, à la tension exacerbée d’Oïstrakh, mais ici, l’interprétation ne cherche jamais à écraser la partition sous une démonstration technique. Tout est au service du mouvement, du souffle qui anime ce final. Dans cette interprétation, l’énergie et la finesse cohabitent sans s’annuler. Cet Allegro souvent pris comme un morceau de bravoure virtuose, retrouve ici toute sa fonction dramatique et, disons-le, dansante.
Ce Sibelius de Midori frappe par son intelligence musicale autant que par sa maîtrise technique. Chaque son, chaque nuance est pensée dans un équilibre sonore qui évite autant la surcharge que la sécheresse. Un moment suspendu, une leçon d’interprétation, une vision qui s’inscrit assurément parmi les références modernes du concerto.
En guise de bis, Midori choisit Bach pour révéler une autre facette de son art. Le Prélude de la Partita n°3 en mi majeur BWV 1006 est souvent abordé comme un pur défi technique, une déferlante de notes où la vélocité prime. Ici, rien de mécanique, rien de froid : chaque note vibre d’une clarté chantante, d’une fluidité qui donne au discours une évidence absolue. Les doubles cordes ne sont jamais brutales, les enchaînements ne cherchent pas l’effet. Tout semble couler dans un mouvement organique, une respiration naturelle, chaleureuse, qui ne contraint jamais la ligne. Les phrasés se dessinent avec une grande élégance, en laissant entrevoir, sous la surface de la virtuosité, une véritable architecture sonore. Midori choisit la souplesse plutôt que la rigueur métronomique, le chant plutôt que la démonstration. L’interprétation garde toujours ce sens de la danse inhérent aux Partitas, un balancement subtil qui donne à chaque motif une dimension vivante. Une exécution d’une précision lumineuse, où l’on retrouve tout le raffinement et la puissance de son approche. Voici un Bach qui respire, qui danse, qui chante !
Cette soirée ne fut pas qu’un concert : c’était une leçon de musicalité, un modèle de direction et une célébration de l’intelligence sonore.